Film de Yohei Yamakado (2023)
1h15
Prix Georges de Beauregard International au FID 2023.
Une jeune femme ferme les yeux : dans le noir de l’écran et de la nuit, elle récite Le Marin, de Fernando Pessoa. Les rêves remplacent la réalité dans l’effrayante attente du jour.
Un paysage côtier, des vagues qui déferlent sur le rivage. Une jeune femme dans son atelier, des tubes de peinture, elle prépare un bleu qui devient celui du ciel. Elle pose son menton dans sa main et ferme les yeux. Puis plus rien, le noir. Dans ce noir, une voix, la sienne, entame la diction d’O Marinheiro, sublime « drame statique » du jeune Fernando Pessoa. Une seule voix pour trois femmes, la nuit, dans un intérieur, qui dialoguent sur la puissance des rêves dans l’attente effrayée du jour. « Ne vous levez pas. Ce serait un geste. Et chaque geste interrompt un rêve. » Le noir et la nuit durent et ouvrent le spectateur statique et muet à une aventure intérieure, à la plus troublante expérience du cinéma comme art métaphysique : les yeux grands ouverts, jouir de la négation du visible, de ce qui est, pour s’ouvrir à tout ce qui a été, aurait pu être, pourrait être. S’inventer, comme le marin sur son île déserte, une autre enfance, un autre pays natal. Être nuit, n’être rien, pour pouvoir être tout. « Le positif nous a été donné à notre naissance ; à nous de faire le négatif » Cette phrase de Kafka faisait rêver Godard. Yohei Yamakado en réalise toute la puissance. Au deuxième plan de son film on voit un phare au loin et, en rime plastique au premier plan, une bouteille posée sur le quai, toute échelle de grandeur abolie. C’est la reprise à l’identique, mais inversée, du premier plan d’Herbes Flottantes, d’Ozu (1959). Sans doute parce que le vrai sujet d’O Marinheiro, comme des films du maître japonais, est l’impermanence de toute chose. Si tout ne fait que passer, à quoi bon la réalité ? Non, car quand le jour fait retour, à la fin du film, sur des vues de la ville de Porto, c’est un éblouissement. Et c’est la leçon d’un autre disciple d’Ozu, Jean-Claude Rousseau, qui vient à l’esprit : « Tout est à admirer. »
En présence du cinéaste, étudiant au Fresnoy – Studio national en 2017-2019.